Plaidoirie de partie civile de Thibault de MONTBRIAL pour la famille BELTRAME

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Salle audience Cour Assise Paris

Procès des attentats de Trèbes & Carcassonne Cour d’assises spécialement composée de Paris

Vendredi 16 février 2024Cabinet Montbrial et Associés

« Vos gueules les gars reculez, je prends, je prends ».

C’est l’avant dernier ordre donné par le Lieutenant-Colonel BELTRAME dans sa carrière et dans sa vie.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je porte ce matin la parole de la maman et des frères d’Arnaud BELTRAME et je suis dans une position qui est assez singulière, car les quelques minutes que nous allons passer ensemble n’ont aucune incidence sur l’issue pénale de ce procès.

En effet: l’auteur est mort; il n’y a pas de complices, en tout cas au sens pénal, qui soient poursuivis ; le caractère terroriste de l’acte qui scelle votre saisine est absolument indiscutable compte tenu à la fois de l’ensemble de la documentation audio, vidéo ect. qui a été rassemblée sur la personne de Radouane LAKDIM, et du mode opératoire qui correspond en tous points au périple meurtrier que l’Etat islamique a demandé à ses opérateurs de mener, notamment en Occident.

Alors vous allez juger ceux qui ont aidé sans savoir, ceux qui ont sans doute su mais n’ont rien dit, ceux qui sont plus ou moins déradicalisés.

Tout cela, vous allez l’apprécier.

Je vous fais juste un rappel qui est important aux yeux de mes clients: c’est que, il faut le dire et le marteler, le terrorisme n’est pas une fatalité, c’est un moyen d’action politique.

C’est l’utilisation de la violence au nom d’une idéologie dans une logique de déstabilisation et de conquête, parfaitement documentée en l’occurrence de la part des islamistes. Et il est essentiel que vous vous souveniez, mais vous le savez tous puisque vous êtes une Cour spécialement constituée, que les opérateurs c’est-à-dire les terroristes eux même ne peuvent pas et ne pourront jamais agir sur un territoire tel que celui de la République française sans bénéficier de l’aide au sens large, pas au sens du code pénal, mais de l’aide de gens que j’appelle, c’est mon expression et elle en vaut bien une autre, le « deuxième cercle »: des gens qui privilégieront la violence et l’Ouma à la loyauté aux lois de la République française.

J’ajoute, sur ce dernier point, qu’il est également essentiel de garder à l’esprit que, 6 ans après les attentats qui nous occupent et presque 10 ans après les attentats de 2015, l’idéologie islamiste continue de progresser en France. C’est-à-dire que le corpus idéologique qui a mû les auteurs successifs de tous ces actes de barbarie est en progression constante en France, mais aussi en Europe; les sondages d’opinion le montrent, les travaux de services de renseignement, les enquêtes de presse, le montrent également.

Nous sommes plus que jamais dans une situation qui est un peu schizophrénique.

En effet, vous jugez, procès après procès, cette série d’attentats qui a ensanglanté la France depuis la fin 2014, comme celui que vous jugez aujourd’hui.

Et paradoxalement, en dehors de la salle d’audience, l’idéologie au nom de laquelle ils ont été commis a pignon sur rue avec des gens qui se rassemblent et qui, cachés derrière l’apparence de la non-violence, ont le droit de faire du prosélytisme.

L’image que j’emploie toujours est la suivante : c’est comme si nous tenions une succession de petits procès de Nuremberg avec à la sortie des audiences une amicale de nazis se réunissant, aux yeux de tous, dans les cafés. C’est pour le moins incongru.

J’espère qu’un jour, nous prendrons la mesure de ce cancer, car le cancer il ne tue pas d’un coup mais petit à petit. Comme le disait Al Souri “à force de multiplier les entailles, à la millième entaille le nain peut avoir raison du géant”.

Il ne faut jamais, jamais, que nous ne l’oublions et il ne faut jamais, jamais que vous l’oubliez.

Alors tout ça vous l’aurez à l’esprit lorsque vous rendrez votre décision sur le sort des accusés la semaine prochaine.

Mais les quelques minutes pendant lesquelles je vais vous parler du geste d’Arnaud BELTRAME vont permettre de comprendre que l’enjeu de ce geste dépasse en réalité de beaucoup l’enjeu strictement pénal du dossier.

Nous pourrions disserter à l’infini, et je vous rassure on ne va pas le faire, sur ce geste.

Je voudrais partager avec vous ce matin trois enjeux qui m’apparaissent majeurs et en lien malgré tout avec votre saisine.

Le premier, et c’est essentiel que chacun dans le prétoire et en dehors le conserve à l’esprit, c’est que Arnaud BELTRAME ne s’est pas sacrifié. C’est une facilité de langage que l’on comprend bien mais ce qui a mû Arnaud, ce qui a déterminé le colonel BELTRAME à dépasser la colonne du PSIG et à engager cette discussion avec le terroriste que nous avons pu écouter ( audio fascinant; souvent on a des images sans le son et là, le cœur de ce procès repose sur des voix sans images….), ce qui a déterminé Arnaud à avancer c’est que tout montre dans le dossier sa certitude qu’il allait prendre le dessus sur le terroriste. Sa certitude qu’il partait non pas en victime expiatoire mais pour un combat dont il était convaincu de sortir vainqueur.

Souvenez-vous du début de l’audio du négociateur.

Quand ça décroche au bout de la ligne, le négociateur dit “C’est toi Radouane ?” et on entend une voix posée, confiante, qui dit “Non moi je suis l’otage” ; il y a presque une pointe d’humour, “Je suis le colonel BELTRAME”. Et il dit cette phrase qui est tout à fait clé : “Vous savez qui je suis ?”. Le négociateur répond “Oui”.

Quand on ne connait pas le dossier, on peut penser qu’il s’agit d’un dialogue anodin, une simple confirmation d’identité. Mais c’est bien plus que ça.

Vous savez qui je suis ?” “Oui”.

Je sais que tu es mon camarade, que tu es un officier de la gendarmerie.

Je sais que, dans ton parcours, tu as tutoyé l’excellence.

Je sais que tu as fait partie de l’escadron parachutiste de la gendarmerie nationale, qui était l’une des branches qui a été fusionnée il y a quelques années dans le GIGN.

Je sais que tu as été en Irak et que tu as combattu aux côtés des forces spéciales.

Je sais que tu es un expert de krav maga qui est une technique de combat à mains nues considérée comme efficace.

Je sais tout cela.

Je sais que tu es celui qui, dans l’Aude depuis un an, a mis en place des protocoles d’actions anti-terroristes.

Je sais que tu connais bien le terrorisme islamiste.

Je sais que tu connais bien son mode de pensée.

Je sais que tu connais bien cette idéologie.Je sais que tu connais bien le djihadisme.

Je sais que tu connais ton ennemi.

C’est ça, tout ce que dit Arnaud. C’est ça, l’information que le colonel BELTRAME va, à travers cette phrase anodine, donner au négociateur du GIGN qui reçoit cette information fort et clair en répondant simplement : « Oui”.

Alors Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, combat il va effectivement y avoir.

Après un huis clos de trois heures dans 7m2 d’une pièce aveugle, il va y avoir 12 minutes, 12 minutes non pas de combat parce qu’un combat ne dure jamais 12 minutes, sauf peut-être dans les films mais la vie n’est pas un film. Il va y avoir 12 minutes desquelles, en dépit de l’audio terrible, poignant, que nous avons écouté dans un des silences d’audience les plus profonds que je n’ai jamais entendu, nous savons assez peu de choses. Mais quand on y plonge – vous n’aviez pas besoin de le faire sur ce point car il n’y avait pas d’enjeux pénaux, mais c’était essentiel de la faire pour la famille d’Arnaud – le dossier nous donne malgré tout un certain nombre de réponses.

Prenons les blessures reçues par le colonel BELTRAME, tout ça résulte des pièces du dossier, des rapports d’expertise, et je ne vais pas avoir la lourdeur de vous citer les cotes à chaque fois. Des blessures résultant de coups contondants c’est-à-dire des coups de poings ou des coups de crosse qui sont portés par LAKDIM: fracture du nez, fracture d’une dent, ecchymoses des orbites, ecchymoses sur la tempe, marque de blessure en forme de Y au niveau de la joue qui est un coup porté avec une arme, hématome intracrânien et légère hémorragie intracérébrale non mortelle, vaste ecchymoses symptomatiques de lésions de défense à l’avant-bras droit, nombreux hématomes sur le ventre, les bras et les jambes.

Le rapport d’autopsie conclut que ces dernières ecchymoses sont évocatrices de lésions de chute en arrière, celles des faces antérieures externes des genoux et des jambes peuvent être secondaires à des heurts contre les structures de l’environnement voire une ou plusieurs chutes, voire à un appui prolongé au sol.

De ce seul fait, vous avez une idée de la violence du corps à corps qui a eu lieu dans cet espace exigu.

Ensuite, il y a de multiples coups de couteau outre le coup mortel, sur lequel je vais évidemment revenir : des lacérations sur le front, les joues, les lobes d’oreille, le menton; une plaie au sternum côté gauche montre qu’Arnaud a été poignardé au niveau thoracique, des coupures sur les mains permettent de déduire qu’il a essayé de se saisir du couteau ou de se défendre contre l’égorgement en interposant sa main.

Vous avez ensuite trois plaies balistiques qui ont sans doute été causées par deux balles et dont les trajectoires démontrent qu’elles ne résultent pas de tirs volontaires mortels puisque, je vous le rappelle, il y en a une dans l’avant-bras gauche qui occasionne une fracture du radius qui, rappelle l’expert, est incapacitante; une au troisième orteil du pied droit, vous vous souvenez de sa trajectoire dont on a vu à l’audience qu’elle est directement descendante et enfin un arrachement du cinquième doigt de la main gauche qui est tout à fait compatible avec un tir au cours d’une lutte où la main est sur une trajectoire de sortie de canon, ce qui montre que nous sommes dans une forme de mêlée.

Les résidus de tir relevés sur le colonel BELTRAME montrent que ce sont pour partie des tirs du pistolet de LAKDIM , le 7,65, dont l’ADN du colonel BELTRAME sera retrouvé sur l’arme, signe encore de lutte autour de l’arme, et pour partie, notamment sur le côté gauche , ant-bras et main gauche, du SIG SAUER de service du colonel BELTRAME.

Et le colonel BELTRAME est mort, égorgé.

L’autopsie a relevé seize…seize plaies par arme blanche dont celle, mortelle, qui a entraîné la section quasi complète du haut de la trachée avec un choc hémorragique et une insuffisance respiratoire aiguë qui a causé sa mort après plusieurs heures.

Il faut que chacun ait à l’esprit que le colonel BELTRAME est resté conscient suffisamment longtemps pour serrer la main des opérateurs du GIGN qui sont rentrés au bout de 12 minutes, c’est-à-dire 12 minutes moins la durée du combat que personne ne peut estimer mais qui n’a certainement pas duré 12 minutes, qui sont des minutes au cours desquelles Arnaud BELTRAME était à la fois conscient de ce qu’il était en train de mourir et de ce que les renforts n’arrivaient pas.

Mais Arnaud BELTRAME a aussi beaucoup abimé Radouane LAKDIM et ça, c’est essentiel pour sa famille. L’audience et en particulier l’audition de l’expert qui a procédé à l’autopsie de LAKDIM permettent d’apporter des éléments dont, je pense, personne n’avait conscience avant cette audience, en tout cas je vous le dis franchement, pas nous, et qui nous conduisent à évoquer devant vous une hypothèse solide: c’est qu’en réalité, c’est Arnaud BELTRAME qui a tué Radouane LAKDIM. Non pas tué définitivement, mais il lui a lui a causé une blessure qui par sa gravité aurait sans doute entraîné sa mort dans les heures suivantes.Je vais vous expliquer pourquoi.

Mais d’abord, je vous rappelle pour mémoire les ecchymoses nombreuses sur le corps de Radouane LAKDIM qui témoignent de l’âpreté de la lutte, comme je viens de le faire pour celles d’Arnaud BELTRAME. Je ne recommence pas parce que ce serait fastidieux mais la Cour s’en souvient, et ce sont des éléments importants.

J’en viens donc à la blessure balistique causée à Radouane LAKDIM, à notre sens, par Arnaud BELTRAME.

Vous vous souvenez que l’action du GIGN, c’est une irruption dans la pièce avec quatre tirs au pistolet Glock quasi simultanés et un cinquième tir, immédiatement après puisque Radouane LAKDIM présentait encore une menace, au fusil d’assaut G36 (qui a été posé sur sa tempe). Donc quatre tirs au Glock et un tir au G36. Tous les étuis 9 mm de ces tirs, les quatre étuis tirés par les Glocks donc, sont situés à la porte à l’entrée de la réserve.

Dans la fiche d’intervention de l’antenne du GIGN, on a 4 tirs tête avec des trajectoires qui sont, à peu de chose près, horizontales, légèrement montantes ou légèrement descendantes. On a quatre tirs têtes annoncés mais seulement trois impacts et trajectoires constatés dans la tête de Lakdim. La quatrième trajectoire, également du 9mm, calibre compatible à la fois avec le GLOCK et le SIG SAUER du colonel BELTRAME, c’est une trajectoire qui entre en sous clavière gauche, légèrement de l’avant vers l’arrière, descendante, et qui ressort au-dessus de la fesse côté droit. Elle est totalement différente des 3 autres.

Et cette trajectoire va causer dans les poumons de Radouane LAKDIM des dégâts qui sont décrits avec précision par l’expert, qui explique qu’il y avait plus d’un litre de sang dans les poumons et donne un détail capital : quand quelqu’un meurt, le saignement ne s’arrête certes pas tout de suite mais il diminue drastiquement. Or LAKDIM a été tué instantanément par les trois balles de 9mm et celle de 5.56 reçues dans la tête dans le même trait de temps, ce qui a mécaniquement diminué le saignement des blessures préexistantes. Donc la blessure qui a causé un saignement abondant dans les poumons du terroriste est nécessairement préexistante, probablement de plusieurs minutes a t’il précisé à votre barre.

Dès lors, la balle de 9 mm qui est rentrée par la clavicule gauche et qui est ressortie près de la fesse droite, non seulement n’est pas compatible avec les trajectoires des cartouches tirées par le GIGN, mais elle a nécessairement été tirée plusieurs minutes avant. L’expert le déduit clairement de la quantité de sang retrouvée dans les poumons de LAKDIM.

J’ajoute un dernier point convergent, à propos de l’étui de la cartouche tirée par l’arme du Colonel Beltrame. Il faut certes se méfier de l’endroit où on retrouve les étuis parce qu’un étui éjecté par une arme automatique peut rebondir donc ça n’est pas une science exacte, en plus il y a eu une intervention donc des coups de pieds ont pu bouger les étuis mais, tout de même, et ça vaut ce que ça vaut: l’étui percuté par le pistolet d’Arnaud BELTRAME se retrouve du côté où les corps ont été retrouvés, alors que les autres étuis, qui sont les étuis percutés par l’antenne GIGN, sont tous regroupés au niveau de la porte de la pièce.

Pour l’ensemble de ces raisons, Monsieur le Président, Mesdames, Monsieur de la Cour, la famille d’Arnaud BELTRAME considère que l’enquête et en particulier l’étude des trajectoires, des balle de 9 mm et la déposition à la barre du médecin expert qui a fait l’autopsie de Monsieur LAKDIM, permet d’établir, de façon aussi formelle que possible et je le dis d’autant plus tranquillement qu’encore une fois il n’y a pas d’enjeu de qualification pénale ou de responsabilité des uns ou des autres, que le colonel BELTRAME a sans doute occasionné à Radouane LAKDIM une blessure par balle très grave, peut-être mortelle à terme, qui a en tout cas considérablement affaibli le terroriste et donc simplifié l’attaque certes tardive de l’antenne GIGN.

Arnaud s’est donc battu comme un lion, il ne s’est pas sacrifié mais il est allé, en officier de l’armée française, au combat contre un terroriste islamiste.

Le deuxième enjeu que je voudrais partager avec vous, c’est une réflexion philosophique que nous propose Arnaud BELTRAME par son acte. On pourrait poser la question à des étudiants au BAC ou à la FAC: faut-il en toute circonstances respecter les règles et les protocoles ?

C’est un vrai sujet. Est-ce qu’il faut toujours respecter la règle ?

On a beaucoup critiqué Arnaud BELTRAME pour avoir enfreint le protocole d’intervention anti-terroriste.

Malgré le schéma national d’intervention anti-terroriste mis en place en 2016, qui est une adaptation opérationnelle suite à la tragédie du 13 novembre, nous avons toujours en France des protocoles d’action extrêmement lourds. On le voit dans ce dossier: vous vous rendez compte de l’ampleur du déploiement, de la concurrence entre unités et du temps qu’il faut pour traiter, je suis désolé de la brutalité de ce que je vais dire mais opérationnellement c’est une réalité, un type tout seul avec un simple pistolet 7.65?

Quand on a connu des comandos avec des kalachnikov avec six chargeurs de 30 [cartouches] et quand, comme il est permis de le craindre, on devra en affronter de nouveaux, ça va faire tout drôle de se souvenir du temps nécessaire et de la lourdeur de l’intervention à Trèbes face à un type tout seul avec un chargeur et demi de cal 7.65.

J’en reviens à la question philosophique : faut-il ou non, dans certains cas, passer outre les protocoles ?

Le colonel GAY qui était le commandant du groupement de gendarmerie de l’Aude à l’époque des faits, est venu témoigner, de façon à la fois très professionnelle et très émouvante devant votre barre. C’était un ami d’Arnaud, et chacun se souvient de son émotion quand il a parlé de la mort de son ami. Il nous a dit des choses qui sur le fond sont très intéressantes. D’abord, il a confirmé qu’Arnaud BELTRAME était tout à fait conscient des questions de terrorisme et qu’il avait organisé lui-même un exercice départemental quelques jours avant les faits.

Il nous a surtout dit qu’avec cet échange avec l’otage, Arnaud BELTRAME et là je cite mes notes prises à l’audience: « Il a solutionné partiellement la crise. Il n’y a plus de civils mais un problème entre un soldat et un terroriste, ce n’est plus la même nature de crise ».

Alors, il faut comprendre qu’un cadre opérationnel, c’est rassurant à de nombreux égards. C’est rassurant d’abord parce que le cadre donne des repères dans le stress opérationnel. Ce sont les vertus tactiques et neuropsychologiques de l’entraînement et de la répétition.

Mais le cadre opérationnel permet aussi de se rassurer juridiquement. Parce que tant que personne ne sort du cadre, même si ça se termine mal, même si l’otage est tué, finalement, on dira « ah bah oui, on ne pouvait pas deviner qu’à un moment donné le type allait finalement tirer; nous on attendait, on était bien en place et on a progressé dans ce supermarché en faisant attention qu’il n’y ait pas des pièges, on n’a pris aucun risque. On n’a pris aucun risque mais on a respecté les protocoles. »

Je ne jette évidemment la pierre à personne.

Je pose juste les termes du débat, dont il résulte qu’il y a des cas où, oui, on peut décider quand on estime que les conditions psychologiques, techniques, tactiques, sont réunies, qu’il faut qu’il y ait un dépassement de fonction. Il faut qu’il y ait, un moment, une prise de décision qui dépasse le respect du protocole.

Il y a des moments, Mesdames et Messieurs de la Cour, où l’urgence de la transgression s’impose.

Elle est motivée par un intérêt supérieur, qui est d’ordre quasi transcendantal, qui est la défense de la population, qui est la défense du pays, qui est une certaine idée de ce que c’est que de se tenir debout face à des gens qui veulent nous détruire.

Et c’est exactement ce qu’a fait Arnaud BELTRAME.

Nous sommes un vieux pays qui est confit depuis des décennies. Des décennies de paix et il faut s’en réjouir. Mais des décennies de paix, lorsque tous les gens qui sont morts pour la France ou qui ont combattu pour la France ne sont plus là pour transmettre une tradition orale sur la nécessité de se battre, parfois, pour protéger ce qui nous est cher, ça finit par construire un pays qui ne tient plus que par des règles parfois déconnectés d’une certaine réalité. Et, plus grave, en occultant totalement la mort du champ public et en particulier du débat politique, parce qu’en bout de raisonnement c’est de la politique, le droit c’est de la politique.

La mort est rejetée par notre société. Alors un peu moins malheureusement par la force des choses; la mort est un petit peu revenue dans le débat public par les pertes de nos soldats en Afghanistan ou au Mali, et plus encore aux yeux de la population suite aux attentats depuis 2015 dont vous jugez les responsables années après années Monsieur le président, Mesdames, Monsieur de la Cour.

Dans le même esprit, le principe de précaution est érigé en valeur clé de notre droit, dans des proportions qui font tant de mal à tous égards à notre pays, si vous me permettez cet avis personnel.

Enfin, notre société rejette de façon parfois caricaturale la violence légitime c’est-à-dire qu’on considère que la violence est mal par nature. Bien sûr que la violence, c’est mal. Le principe d’une vie en société, c’est qu’on y règle les conflits sans violence. Mais il existe des moments que la loi prévoit et que le bon sens commande où seule la violence peut répondre à la violence. C’est pour ça qu’il y a une violence légitime.

Pendant des décennies, on a formé nos policiers et nos gendarmes dans la crainte de l’usage de leur arme. A chaque fois c’était attention, oulala! Il y a même des unités où il fallait faire un rapport dès que l’on dégainait son arme. Vous vous rendez compte de l’inhibition ainsi créée?

Tout cela, Monsieur le président, Mesdames, Monsieur, tout cela Arnaud BELTRAME est venu le percuter. Parce qu’Arnaud BELTRAME nous commande de réfléchir sous un nouvel angle, de remettre en cause tout ça, de casser ce carcan. Il ne s’agit évidemment pas de faire n’importe quoi. Il s’agit juste de se demander si institutionnelle, dans la façon dont nous nous préparons à riposter aux terroristes sur le terrain, là je nous vous parle pas de droit mais de la phase opérationnelle, de conduite tactique, nous étions dans une logique aussi bien adaptée qu’elle prétendait l’être, au moins d’un point de vue psychologique que pratique.

Dans cette perspective, il y a un précédent au geste d’Arnaud BELTRAME. Bien sûr, les gens qui travaillent sur ces dossiers ne l’ont pas oublié. Mais l’ampleur de ce qui s’est passé ce soirlà a atténué la portée de son geste. Ce précédent, c’est le commissaire adjoint d’un service parisien qui, le 13 novembre 2015, avec son chauffeur est rentré tout seul dans le Bataclan, quelques minutes après le début de la tuerie de masse, alors que cette tuerie était encore en cours. Il s’est arrêté devant les portes de la salle, il a téléphoné 5 secondes à sa femme, elle ne savait même pas ce qui se passait. Il lui a dit qu’il l’aimait, il n’a pas écouté la réponse et il a raccroché. Il a regardé son chauffeur les yeux dans les yeux et lui a dit « j’y vais mais tu n’es pas obligé de venir avec moi ». Le chauffeur lui a répondu « patron là où vous irez, j’irai». Ils sont rentrés tous les deux avec un pistolet à la main. À 30 mètres, à 30 mètres, il a tué l’un des trois terroristes. Il est ensuite ressorti pour rendre compte de ce qu’il avait vu.

On considère qu’en tuant un tiers des forces adverses, parce que c’est ce dont il s’agit, un sur trois, il a sans doute sauvé ce soir-là plusieurs dizaines de vies.

Il a fait tout ce qui était présenté comme impossible. Il a fait ce que les militaires présents ce soir-là, devant le Bataclan, avec des armes de guerre, n’ont pas fait. Il est rentré avec un petit pistolet. Ça fait des décennies qu’on nous dit qu’avec un pistolet on ne peut rien faire face à une Kalashnikov. Quand on est bien entraîné, on se rend compte que c’est une ânerie. Mais ce qui compte c’est que c’est psychologique. Et c’est le genre de dogmes qui paralysait tout le monde. Lui il est rentré, il ne s’est pas posé de questions, il y a été et il l’a fait.

Ce qu’a fait ce commissaire ce soir-là, c’est, pour moi, l’un des gestes les plus héroïques de l’histoire contemporaine de nos forces de sécurité intérieure. Malheureusement il n’a pas suffit et a été emporté par la gravité et l’ampleur de ce qui s’est passé ce soir-là.

Ce qu’a fait Arnaud BELTRAME est de la même veine. Mais l’une des différences, c’est que ce jour là à Trèbes, tous les ingrédients de la tragédie antique se sont cristallisés autour de son geste.

Il y’a une unité de lieu : un supermarché, une situation figée avec un périple meurtrier antérieur donc déjà nous sommes dans le drame, et ensuite une pièce de 7m2.

Il y’a une unité de temps, trois heures.

Il y’a trois personnages : Julie, Arnaud et le terroriste.

Il y’a cette séquence absolument fascinante, où Julie a expliqué à la barre comment, selon ses termes, Arnaud avait « imposé sa volonté » d’échange au terroriste. Il lui parle, on l’a entendu sur l’audio, on a entendu comment il lui parle mais en même temps il avance et ça on ne le voit pas, c’est Julie qui le raconte. Ce qu’elle a ressenti, c’est que BELTRAME n’a pas laissé pas le choix à LAKDIM :

« Laisse la petite dame qui n’a rien fait ». Cette phrase, prononcée tout en avançant, est extraordinaire. Et de fait, Radouane LAKDIM l’a laissée.

Il y’a ensuite cette partie dont on ne saura rien, ces trois heures où nous ignorons tout de l’échange qu’Arnaud et le terroriste ont pu avoir.

De quoi ont-ils parlé ?

Ils ont commencé à parler au moment de l’échange, on a la bande audio, on les entend même parler de politique, de religion.

Qu’est-ce qui s’est passé ensuite?

Arnaud était chrétien, et devenu très croyant depuis quelques années.

Est-ce qu’ils en ont parlé ? Est-ce qu’il a essayé de le convaincre ?

Arnaud aimait la vie. Arnaud voulait protéger la vie.

Est-ce qu’il a essayé de convaincre LAKDIM par la dialectique, par la maïeutique?

Peut être.

La famille d’Arnaud aime à penser que oui, même si des audios que nous avons entendu pendant ce procès, nous savons que c’était évidemment vain.

Il y a enfin le dernier acte de la tragédie. Arnaud BELTRAME donne son dernier ordre. Cet « assaut» dont nous savons bien maintenant, parce qu’on a écouté la bande son ensemble, qu’il a été crié deux fois au début puis a sans doute été répété, au moins à deux reprises, avec une faiblesse croissante, dans un filet de voix dont on n’ose imaginer de quelle partie de son corps il sortait. Cet assaut qui ne viendra pas, que lui Arnaud a déclenché et qui se termine par la mort des deux protagonistes, après leur agonie commune.

Et le point final de la tragédie, ce sont ces secours qui n’entendent pas, qui ne comprennent pas ce qui se joue. C’est la vie qui lentement fuit le corps d’Arnaud alors qu’il attend ses camarades après leur avoir ouvert la voie.

Monsieur le Président, Mesdames, Monsieur, le respect des règles aurait peut-être sauvé Julie mais ce qu’Arnaud BELTRAME a fait, c’est bien plus que de sauver un otage. C’est la troisième et dernière réflexion que je voulais partager avec vous ce matin.

La mort au combat du gendarme Arnaud BELTRAME offre enfin à la France une figure héroïque dans la guerre que nous mène l’islamisme.

Tout au long de son Histoire, la France a eu des figures héroïques.

Vous connaissez cette phrase, un peu éculée, mais qu’il est bon de rappeler parce que beaucoup ne l’ont pas encore compris, de FREUND en 1965, « ce n’est pas toi qui désigne ton ennemi mais ton ennemi te désigne. »

La France n’a jamais voulu de mal à quiconque pour des raisons religieuses depuis bien longtemps.

Sauf qu’il y a ce projet de conquête islamiste archi documenté, je vais épargner aujourd’hui à chacun la litanie de la démonstration de sa réalité.

De cette réalité, Arnaud avait parfaitement conscience.

C’est ça qui a construit, sans doute, le courage dont sa mère est venu parler à la barre l’autre jour, dans un cri de force et aussi de désespoir. La maman d’Arnaud n’a pas eu la force de revenir ce matin. Ce matin, après tant d’interview dans la presse, après tant de combativité comme devant vous l’autre jour, elle n’a pas eu la force de venir écouter le dernier acte de la partie de ce procès qui concerne directement son fils.

Arnaud avait donc compris et il s’est préparé à son acte, il s’est forgé pour son acte depuis son enfance. Vous avez entendu son frère raconter à la barre comment tout petit déjà il jouait à la guerre.

Par une espèce de dévoiement qui existe aujourd’hui sur le genre, certains disent « quel dommage que les petits garçons jouent à la guerre ». Il y a des petits garçons qui jouent à la guerre, ça arrive aussi à des petites filles, mais ça arrive plus souvent à des petits garçons.

Et heureusement que des enfants jouent à la guerre. Parce que génération après génération, ça construit des soldats, des policiers et des gendarmes qui vont protéger ceux qui considèrent que les petits garçons ne devraient pas jouer à la guerre. Ceux-là ont la liberté de le penser et la chance de pouvoir le vivre en paix précisément parce qu’il y en a d’autres qui se préparent, s’entraînent et sont prêts à combattre et parfois à mourir pour les protéger et défendre. C’est toute la beauté de notre République.

Alors Arnaud s’est construit pour cet acte. Je pense que tout son parcours de vie l’a préparé et l’a déterminé pour cette confrontation avec Radouane LAKDIM.

Et nous, nous avons aujourd’hui ce héros dans cette guerre-là – parce que c’en est une. Elle n’a pas les mêmes formes que les précédentes mais c’en est une, nous ne nous y trompons pas. Il a rejoint la lignée des héros de l’Histoire de la France millénaire, il a rejoint la lignée de ces héros que l’on enseigne plus.

Et Mesdames et Messieurs de la Cour sans doute aujourd’hui notre pays gagnerait-il à ce qu’on les enseignent de nouveau. Parce que ça constituerait, à mon sens, le socle le plus solide pour reconstruire notre société.

ROLAND à Ronceveau, Charles MARTEL à Poitiers, Bertrand DU GUESCLIN à Brocéliande, BAYARD le chevalier sans peur et sans reproches au Garigliano, Albert ROCHE à Verdun.

Qui parmi les moins de trente ans les connaît ? Qui parmi les moins de trente ans a appris leurs noms à l’école ?

Ce serait pourtant pas mal de réapprendre leurs noms à l’école, à nos jeunes qui sont perdus ici dans la drogue, là dans la religion extrême, qui considèrent que nous ne sommes plus qu’un peuple sans liens ni cohésion, somme d’individualités revendiquant des droits individuels et dépourvues de vision collective.

Cela permettrait à chacun de comprendre qui nous sommes, d’où nous venons, que nous sommes ce peuple ouvert, où chacun est libre de penser, d’aimer, de croire ou de ne pas croire et que des gens depuis plus de mille ans se sont battus et parfois sont morts pour que la France ait pu se construire. Ça c’est un objectif qui vaut la peine qu’on le défende, ça c’est un objectif qui vaut la peine qu’on l’enseigne et ça c’est un objectif, Mesdames et Messieurs de la Cour, pour lequel Arnaud BELTRAME a tout donné.

Il a tout donné, non pas sa vie, vous l’avez bien compris, mais il a donné toutes ses forces pour un combat au cours duquel, oui, il a laissé sa vie.

Alors Arnaud a inspiré les forces de l’ordre, il a inspiré d’une manière générale, un certain nombre de gens dans la population. Je me souviens quelques jours après les faits, d’avoir vu écrit sur les murs du périphérique : “Vive Arnaud BELTRAME” .

En général ce n’est pas ce genre de littérature qu’on peut y lire.“Vive Arnaud BELTRAME” sur les murs du périph’ en 2018. Extraordinaire.

Voilà, Monsieur le Président, Mesdames, Monsieur, c’est pour cela que le geste d’Arnaud BELTRAME dépasse très largement l’enjeu du dossier que vous allez juger, même si le fait que vous allez juger ce dossier est essentiel au combat que mène notre démocratie.

Parce que votre rôle est aussi important que l’éducation et la culture. Vous êtes les bouches de la loi mais les bouches de la loi, ce n’est pas qu’une citation classique. En étant les bouches de la loi, vous êtes les gardiens de notre démocratie.

Mais cette démocratie survit également par des gestes de combat. Le mot « violent”, le mot “hargne”, le mot « blessures”, le mot « morts”, ces mots sont aussi essentiels que les termes juridiques pour protéger notre système démocratique.

Arnaud BELTRAME n’est pas allé au combat parce que ça lui plaisait, il n’est pas allé au combat au nom de je ne sais quelle idée extrême, il n’est pas allé au combat par gloriole. Il est allé au combat parce que c’était un officier de l’armée française, parce qu’il a prêté le serment de défendre la France, sa population, son drapeau et sa Constitution. C’est ça qu’il a fait le 23 mars 2018 à Trèbes, en début d’après-midi.

CICÉRON disait, « la toge prime les armes » et CÉSAR répondait « Seulement si les armes le veulent ». A Trèbes c’était le temps des armes; aujourd’hui dans cette salle, par votre voix, c’est le temps de la toge. Cette toge qu’Arnaud, par son acte inouï, a protégé.

Monsieur le Président, Mesdames, Monsieur, n’oublions jamais Arnaud BELTRAME : il est l’honneur de la France.


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