Quand la victime remplace le héros
Stéphane Baillargeon s’est entretenu avec le philosophe François Azouvi sur le site « Le Devoir« . Ce thème de société sur l’héroïsation des victimes a fait l’objet d’ouvrages récents. Nous avions fait une référence au sujet dans notre propre article « Arnaud Beltrame: victime et héros, grande confusion » il y a quelques mois.
Nous proposons ici quelques extraits de l’article du Devoir, disponible en libre lecture. Ces extraits sont tous des citations de François Azouvi:
« Je me suis rendu compte en faisant les deux parcours que la mémoire des victimes et celle des héros se recroisaient dans les années 1960 et 1970. La mémoire des héros est très forte au moment de la guerre et des dix ou quinze années qui suivent et, inversement, la mémoire des victimes est plutôt minorée. Les deux mouvements s’inversent ensuite, et la mémoire des victimes prend le dessus. Ce n’est pas propre à la France. Dans tous les pays occidentaux, le vôtre aussi, en général, avec des exceptions, le président Zelensky par exemple, la mémoire des victimes finit par prendre le pas et devient envahissante. »
« Le héros est un personnage qu’on propose à l’admiration, dit M. Azouvi. C’est une exigence ardue. Il y a dans ce modèle quelque chose de consubstantiellement élitiste. Le monde des héros est un petit monde. Au contraire, le monde des victimes invite à la propagation. Dans ce modèle, la concurrence semble inévitable. Du coup, quand les victimes juives apparaissent, vite d’autres catégories viennent dire qu’elles ne sont pas les seules, certaines se disant plus universelles, plus importantes. Les Palestiniens deviennent les victimes absolues ou les femmes noires et pauvres dans d’autres systèmes. »
« J’ai été frappé par la concomitance absolument parfaite entre le passage au modèle victimaire et la grande fracture faisant que l’Occident perd son ancrage dans le religieux. Je me suis dit que ce n’est quand même pas possible que les deux choses ne soient pas en rapport. »
« Dans un système religieux traditionnel, il n’y a pas de place pour la victime, dit-il. Dans le christianisme, il y a des martyrs [qui choisissent leur sort] et des héros. Deux modèles auxquels il faut ressembler en se dépassant. Dans les sociétés passées, le héros est fondamental. L’Iliade célèbre les héros. Maintenant cette exemplarité fait problème. Mais avec le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, on redécouvre l’exemplarité admirable non plus comme une norme, plutôt comme une exception. »
Le livre de François Azouvi est publié aux Editions Gallimard : Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré
Qui est François Azouvi?
François Azouvi, né le 6 octobre 1945 à Mexico, est un philosophe et historien français. Il est directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS.
Publications
- De Königsberg à Paris. La réception de Kant en France (1788-1804 (avec Dominique Bourel), Vrin, 1990
- L’institution de la Raison. La révolution culturelle des idéologues ; Vrin, 1992.
- (avec Marc de Launay), La Critique et la Conviction ; Calmann-Lévy, 1995; réédité dans la collection Pluriel en 2011. – Livre d’entretiens avec Paul Ricoeur.
- Maine de Biran, la science de l’homme ; Vrin, 2000.
- Descartes et la France ; Fayard, 2002.
- La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique ; Gallimard, 2007.
- Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire ; Fayard, 2012.
- Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire ; Gallimard, 2020.
- Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré ; Gallimard, 2024.